Conventionnelle, spectrale ou massique, la cyto, elle a le flow

En 20 ans, la cytométrie en flux est passée du statut de technologie rare, réservée à des recherches pointues, nécessitant de l’espace et des ressources humaines très qualifiées, à celui de technique courante. Les évolutions sur la taille et le poids des équipements, l’automatisation et les logiciels d’analyse ont permis une réelle démocratisation de l’outil. Aujourd’hui, le marché s’articule autour de deux segments : diagnostic clinique avec du matériel CE-IVD/IVDR et recherche avec du matériel RUO (pour research use only). Cependant, l’équipement reste cher, pour un marché de renouvèlement à moyen terme (6 à 8 ans). Les machines sont donc encore réservées aux CHU ou aux gros plateaux techniques privés pour le diagnostic et la recherche translationnelle, ou sinon aux grandes plateformes centralisées pour la recherche académique. Le marché est mondial, mais chaque pays ou zone est très spécifique (en fonction de la règlementation, des éventuels remboursements, des protocoles de recherche, des priorités, des financements disponibles, etc.), donc des adaptations dans l’offre sont faites selon les conditions du marché local.

La fin du marché bipolaire

« Le match bipolaire “BD vs Beckman Coulter” est maintenant derrière nous. Aujourd’hui, le gâteau de la cytométrie en flux est largement partagé », explique Kahina Khouas, manager cytométrie-imagerie chez Miltenyi Biotec. Un avis partagé par les intéressés : « En recherche, le nombre de fournisseurs a explosé ; en diagnostic, la concurrence est là aussi, de façon moindre, car l’accès au marché est plus difficile, la certification CE-IVD (et maintenant IVDR) étant lourde et couteuse », détaille Florent Navarro, Country Business Leader chez BD Bioscience. « Cette concurrence, beaucoup plus rude, nous a poussés à innover et à nous renouveler », ajoute Alban Gervais, Market Development Manager pour la cytométrie en flux en Europe de l’Ouest chez Beckman Coulter Life Sciences.

  • Sur le segment diagnostic, suivi et pronostic, l’offre se cale principalement par rapport aux examens remboursés, à savoir :
  • en oncohématologie : principalement pour la détection des myélomes et des leucémies ;
  • en immunologie : pour le suivi des patients VIH avec mesure des taux de globules blancs, le suivi des greffes et le suivi des patients traités par anticorps monoclonaux.

Illustration de la technologie APD (photodiodes à avalanche) adoptée par Beckman pour améliorer la sensibilité de détection et répondre aux nouvelles demandes, comme l’étude des cellules CAR-T et les vésicules extracellulaires.

« On voit arriver de nouvelles demandes, qui sont aujourd’hui à cheval sur les deux segments principaux (recherche/clinique), notamment avec les cellules CAR-T et les vésicules extracellulaires. Ces nouvelles analyses demandent une technologie d’une extrême sensibilité, car on travaille sur des échantillons avec des populations cellulaires plus rares, qui peuvent exprimer faiblement certains marqueurs ou qui sont de plus petite taille. C’est une des raisons qui nous ont poussés à passer, en détection, à la technologie APD (photodiodes à avalanche), en remplacement des photomultiplicateurs (PMT) classiques », précise Alban Gervais.

 

 

 

Toujours plus de couleurs

La cytométrie spectrale est disponible sur le marché depuis une dizaine d’années. Cette technologie analyse les signaux émis par les fluorochromes sur l’ensemble du spectre lumineux (entre 350 et 850 nm environ). En découpant le spectre en plusieurs canaux, chaque fluorochrome a une signature spectrale unique. Cette techno- logie permet de prendre en compte le bruit de fond (autofluorescence) des cellules et améliore donc nettement la sensibilité de détection. Elle a aussi permis de multiplier les couleurs disponibles. Un des précurseurs sur cette technologie, Cytec Biosciences, a beaucoup contribué à la démocratisation de la cytométrie. Reste qu’elle nécessite une forte puissance de calcul pour l’analyse des résultats. À ses débuts, elle ne permettait pas de lui adjoindre un trieur, mais les dernières machines ont résolu cet obstacle et plusieurs fournisseurs proposent désormais des solutions spectrales avec trieur (Cytec, BD, Sony, ThermoFischer, etc.). « En recherche, la technologie spectrale devient la nouvelle norme, affirme Florent Navarro. Nous travaillons notre offre dans ce sens. Par exemple, nous investissons beaucoup en R&D pour développer une gamme de réactifs spécialement optimisés pour le spectral. À ce jour, nous proposons 5 nouveaux fluorochromes, soit 3 493 nouvelles références au catalogue. »

Quand la cytométrie se passe de lumière

La cytométrie de masse (CyTOF, pour cytometry by time of flight) est née dans les années 2010. Elle utilise des anticorps couplés non plus à des fluorochromes, mais à des isotopes métalliques (non radioactifs), comme les lanthanides. L’analyse ne repose donc plus sur la fluorescence, mais sur la masse atomique des molécules.

  • Avantages : Cela permet d’analyser simultanément jusqu’à 50 paramètres cellulaires sans risque de chevauchement des signaux. On peut ainsi étudier de manière détaillée l’expression de marqueurs membranaires, intracytoplasmiques ou nucléaires ; utile pour identifier des cellules rares.
  • Inconvénients : Lors de la préparation et de l’analyse, les cellules sont totalement détruites donc on ne peut pas faire de tri derrière, et le processus reste assez lent.

Aujourd’hui, l’imagerie vient compléter cette technologie, avec des imageurs par cytométrie de masse (comme propose Standard Biotools) qui sont capables de marquer les cellules dans leur microenvironnement tissulaire. Les images analysent alors des coupes de tissu ou des frottis de faible surface permettant de préserver le reste de l’échantillon du patient. L’analyse nécessite cependant des logiciels poussés.

Recentrer ses objectifs

La demande d’automatisation concerne aussi toute la préparation, afin d’améliorer la qualité et la traçabilité, de gagner en temps, en disponibilité du personnel, et d’éviter des erreurs ou des pertes cellulaires lors des manipulations. Ici, le préparateur d’échantillon PS 10 de Sysmex et son système de lavage Rotolavit II.

Si le spectral a largement contribué à démocratiser la cytométrie, certains fournisseurs ont décidé de s’en passer. Ainsi, Kahina Khouas (Miltenyi Biotec) explique : « Notre créneau, c’est la recherche en clinique, la recherche translationnelle avec des instruments prêts à l’emploi, donc nous avons choisi de ne pas nous positionner sur le spectral. Il y a déjà de très nombreux fournisseurs pour cela. » Son collègue, Seydou Keita, ingénieur d’application cytométrie, ajoute : « Avec le spectral, on fait du screening à grande échelle ; on peut faire 20 à 40 marqueurs, mais cela complexifie beaucoup l’analyse. Sur le terrain, ce que l’on voit, c’est surtout des chercheurs qui vont rationaliser en amont, qualifier leurs échantillons et finalement, avec 10 à 14 couleurs comme sur nos solutions, on couvre déjà la plupart de leurs besoins. » Sur le segment diagnostique, Sysmex tient le même genre de discours. « Le challenge de l’analyse en cytométrie clinique de routine est de trouver le parfait équilibre entre le nombre de couleurs gérées par le cytomètre, le temps d’analyse et la simplicité d’interprétation des résultats générés, explique ainsi Philippe Baudry, chef de produit cytométrie chez Sysmex France. L’avenir pour le diagnostic en routine se porte sur l’accréditation des paillasses de cytométrie en flux, mais aussi sur la rapidité, la fiabilité, la flexibilité et l’automation. C’est dans cette optique qu’ont été développés les automates Sysmex de cytométrie en flux clinique. »

Vers une automatisation maximale

Les deux tendances continuent de coexister en cytométrie en flux : une demande forte de standardisation, d’automatisation et la possibilité d’effectuer ses propres panels, ses propres paramètres, etc. Plus le diagnostic est proche, plus l’automatisation peut et doit être forte. On voit alors se développer des offres où, pour une utilisation optimale, il faut coupler réactifs et machines d’un même fournisseur. Sartorius propose des analyses types sur certains de ses panels, tout comme BD : « Grâce à notre logiciel Infinicyt et à l’utilisation conjointe de nos solutions de réactifs BD OneFlow, il est possible d’interroger une base de données patients, explique Florent Navarro, ce qui fournit une présomption de diagnostic par comparaison. C’est une aide utile pour les laboratoires qui ont moins d’expertise en cytométrie en flux ou ceux qui souhaitent gagner en efficience pour consacrer plus de temps sur des diagnostics plus complexes. » L’évolution s’est aussi faite sur la préparation des échantillons. « La demande d’automatisation est devenue très forte et concerne toute la préparation : lyse des globules rouges, lavages cellulaires, marquage par anticorps, etc. Si cette préparation se fait manuellement, cela demande du personnel et du temps, et implique des risques d’erreur ou de perte cellulaire lors des manipulations, tout en rendant plus difficiles la standardisation et la traçabilité des méthodes », explique Alban Gervais. Sysmex ne contredit pas cette tendance : « C’est tout l’objet de notre arrivée sur le marché de la cytométrie. Notre offre ne date que de mars 2022, mais elle a été pensée dans ce sens : permettre à un technicien polyvalent de s’occuper de la paillasse de cytométrie. C’est pourquoi notre solution est automatisée au maximum, développe Philippe Baudry. La formation peut se faire en une demi-journée. Notre interface logicielle est similaire à nos autres produits, si bien que nos clients sur l’hématologie s’y retrouvent facilement. Nous avons conçu nos solutions pour qu’elles soient extrêmement fiables et stables dans le temps. Le banc optique est thermorégulé et stable dans le temps, ce qui diminue considérablement les interventions sur l’ajustement des gains de nos cytomètres et peut même se faire en totale autonomie. De plus, le clonage de la configuration des cytomètres se fait en quelques clics, ce qui est un avantage pour les laboratoires avec plusieurs cytomètres ou en satellites (multisites). » La démarche était celle-là aussi chez Miltenyi Biotec, quand ils se sont lancés sur la cytométrie pour les chercheurs : « Notre credo est la cytométrie en libre-service, accessible à tous, avec des instruments compacts : étudiant, technicien, etc. Tout est automatisé, pré- réglé ; on ne touche pas au banc optique », précise Kahina Khouas. La simplification de la partie logicielle et l’automatisation de la préparation sont aussi de mise chez Beckman Coulter. « Le travail sur les réactifs pour les diagnostics cliniques est à la fois technique et règlementaire, précise Alban Gervais. Il se fait en parallèle de ces autres améliorations pour que l’utilisateur qui choisit, par exemple, un kit d’analyse T4/T8 prêt à l’emploi dispose de données validées par le fournisseur et de résultats prévalidés pour faciliter sa démarche qualité. »

Le besoin de trier

La cytométrie en flux est aussi à la base d’un tri cellulaire qui s’appuie sur la morphologie ou sur les résultats de fluorescence des cellules. Cela permet ainsi de séparer des populations aux propriétés homogènes sur les paramètres choisis. Derrière, les cellules peuvent être clonées ou mises en culture ou entrer dans un processus d’analyse complémentaire (moléculaire ou cellulaire). Elles peuvent être collectées sous forme de population ou même, éventuellement, individuellement sur des plaques avec une seule cellule par puits. Les enjeux autour du tri sont de réussir à suivre la cadence de l’analyseur et, pour les applications médicales, notamment en soins cliniques nécessitant des cellules vivantes, à réussir à les préserver. « Pour assurer une préservation maximale des cellules, nous avons opté pour une technologie de tri mécanique sur notre trieur, le Tyto Cell Sorter, explique Kahina Khouas. Dans la technologie classique de tri en droplets, il y a beaucoup de pression et de charge électrique ; il est difficile d’avoir des cellules bien préservées. » La cytométrie en flux, qu’elle soit à des fins de diagnostic ou de recherche, s’insère aujourd’hui dans les différents flux du laboratoire. En diagnostic, elle doit être reliée au SIL ou au middleware de manière totalement sécurisée et bidirectionnelle pour assurer une programmation optimale des analyses et renvoyer les données au bon endroit, avec une traçabilité totale des données pour le contrôle qualité.

Prendre le client par la main

Puisque le process est arrivé à une certaine maturité, il est plus difficile de se différencier auprès des utilisateurs. En France, tout particulièrement, le support et les services associés à la machine et aux réactifs sont devenus des paramètres essentiels. Les fournisseurs proposent donc tous un accompagnement, pas seulement à l’installation, mais aussi dans le temps pour, d’un côté, assurer la maintenance ou les réglages éventuels et, de l’autre, accompagner les biologistes ou les cliniciens dans la mise au point des panels de réactifs et/ou le paramétrage des logiciels pour l’analyse des données. « Depuis sa création, Miltenyi Biotec est une entreprise de chercheurs au service des chercheurs. Aussi, notre support au quotidien est gratuit pour nos clients, qu’ils utilisent nos instruments ou seulement nos réactifs », illustre Kahina Khouas. L’accompagnement est aussi un créneau développé par les plus grands. « La production des gammes de réactifs et des fluorochromes a été exponentielle, explique Florent Navarro (BD Bioscience). Il devient très difficile pour le client de s’y retrouver. En outre, la tension sur les ressources humaines pousse les clients à chercher des solutions d’automatisation et de réactifs clé en main, et à adapter leur organisation et leur flux de travail pour faire face à cette contrainte. C’est pourquoi nous avons développé une véritable offre de service pour améliorer l’efficience des laboratoires et les accompagner au changement. En amont de l’installation, nous proposons des études complètes abordant les aspects quantitatifs et qualitatifs des flux, et nous simulons l’impact de nos solutions sur leur organisation. Nous pouvons proposer en parallèle une optimisation du laboratoire par une démarche Lean. »

Évolutions parallèles

Dans le domaine médical, les technologies d’analyse et d’imagerie ont fait d’énormes progrès grâce à l’augmentation de la puissance des calculateurs et des algorithmes. La cytométrie n’y échappe pas et les nouvelles solutions commencent à coupler cytométrie et imagerie. Une convergence avec les microscopes à haut débit ou avec l’imagerie spatiale qui n’en est qu’à ses débuts.

Réussir à se différencier

Devant la montée de la concurrence, les fournisseurs cherchent à se différencier en faisant des choix d’investissement : sur la technologie ou sur l’humain, ou sur des secteurs particuliers. « En ce qui concerne les réactifs, notre objectif chez Miltenyi Biotec est de développer des kits prêts à l’emploi. Nous proposons des solutions de qualité, comme nos anticorps recombinants ayant pour priorité d’assurer une reproductibilité maximale tout en restant très facile d’utilisation », explique Lesly Belliot, responsable marketing. D’autres vont développer des machines spécifiques pour la recherche sur les petites molécules, comme NanoFCM qui cible la recherche sur les éléments nanométriques : virus, mitochondries, vésicules extracellulaires. Certaines entreprises se positionnent uniquement sur l’analyse des données, comme CytoAnalytics ou Metafora. La différence peut parfois se jouer à des détails moins courants, comme Sartorius qui propose une automatisation prenant en charge des plaques de 1 536 puits, ou à une recherche de l’ergonomie du moindre détail à partir de l’expression des besoins clients, comme le revendique Bio-Rad (ex. : chargements de fluides sous forme de cartouches comme sur une imprimante, nettoyage automatique des buses pour éviter des contaminations croisées, etc.).

Précision de la rédaction
Cet article n’a pas vocation à faire un recensement exhaustif de tous les acteurs et fournisseurs de la cytométrie en flux. Les entreprises citées et/ou interrogées ont été choisies pour leur poids commercial ou historique, ou pour leurs choix stratégiques permettant d’illustrer les tendances du marché sur le secteur de la biologie médicale (recherche, soin clinique, diagnostic).