Cancers : détection plus tôt, plus vite, la recherche sur tous les fronts
Biologiste365 : Quelles pistes de recherches se développent aujourd’hui dans le dépistage et le diagnostic des cancers : génétique, épigénétique, biomarqueurs circulants ?
L’effort sur le diagnostic précoce et prioritairement sur des méthodes non invasives sont deux aspects essentiels
Eric Solary : Les pistes sont nombreuses, l’effort sur le diagnostic précoce est essentiel pour gagner en efficacité.
- Améliorer l’imagerie médicale pour détecter plus tôt les anomalies, notamment grâce à l’intelligence artificielle et à l’imagerie bas débit. On peut citer par exemple, l’opération pilote sur le dépistage du cancer du poumon par un scanner bas débit chez les sujets à risque (très gros fumeurs notamment).
- Développer les méthodes non ou peu invasives comme la biopsie liquide cherchant à détecter des cellules tumorales, des fragments de cellules tumorales (vésicules) ou de l’ADN tumoral dans le sang ou d’autres liquides biologiques (pour l’instant plus adapté au suivi qu’au dépistage). Pour ce qui est des biomarqueurs circulants hors ADN et cellules tumorales, on reste prudent pour le dépistage (par exemple le PSA n’est pas recommandé pour dépister le cancer de la prostate, pas assez précis sur le risque) mais on utilisera d’ici quelques années des marqueurs épigénétiques ou protéiques pour calculer l’âge biologique, différent de l’âge civil, reflet du niveau de vieillissement, ce qui guidera le choix thérapeutique dans certains cas.
- Personnaliser le dépistage. Aujourd’hui cela est proposé pour trois localisations : sein, colon, col utérin à un rythme fixe, mais à l’avenir adapté au profil de risque (histoire familiale, analyses génétiques, mode de vie, comorbidités etc) – c’est l’esprit du programme « interception » mis en place dans un nombre croissant de centres de lutte contre le cancer. Objectif ultime de cette approche : éliminer des tumeurs avant même de les avoir détectées.
- Développer la détection et le suivi des lésions pré-néoplasiques. Par exemple au niveau de la tête et du cou (cancers ORL) et dans les cancers hématologiques, afin, quand cela est possible, d’intervenir avant la transformation en véritable cancer.
- Analyser les données de santé. On peut citer, l’exemple d’une étude réalisée au Danemark en 2023 qui a permis de générer un algorithme qui, en analysant le rythme des consultations médicales et les prescriptions médicales, permet de prédire un risque anormalement élevé de cancer du pancréas – on n’en est pas à utiliser un tel algorithme en routine mais ca viendra.
Avez-vous des exemples de recherches qui sont en train de passer de la recherche vers la clinique et la pratique courante ?
Le passage de la recherche à la clinique est encouragé et a beaucoup progressé
E.S.: Oui, il y en a beaucoup et cette transition, traditionnellement difficile, progresse pour plusieurs raisons. D’une part elle est encouragée / accompagnée par les structures qui financent la recherche et d’autre part elle est beaucoup plus présente à l’esprit des chercheurs qu’autrefois, notamment parce qu’elle devient nécessaire pour publier au meilleur niveau ; Et elle devrait s’accentuer car les patients vont commencer à participer à l’évaluation des projets des chercheurs (ils le font déjà dans certains pays comme la Hollande ou la Belgique).
Un exemple : Patrick Mehlen, chercheur à Lyon (Centre Léon Bérard), directeur du centre de recherche sur le cancer de lyon (CRCL), a fait une découverte de recherche fondamentale il y a 25 ans lors d’un séjour aux Etats-Unis. Il a ensuite montré l’intérêt de cette découverte en cancérologie, d’abord dans des modèles puis chez les patients. Puis il a mis au point un traitement, créé une start-up, produit le médicament et ce médicament est actuellement en essai clinique de phase 2 dans différents cancers avec des résultats pour l’instant prometteurs et peu d’effets secondaires.
Un autre exemple : William Vainchenker à Gustave Roussy a découvert en 2005 la mutation de JAK2 responsable de néoplasmes myéloprolifératifs. Très vite l’industrie s’est emparée de la découverte, a mis au point un test diagnostique et un médicament qui a été testé à partir de 2011 et autorisé par la FDA et l’EMA et donc largement utilisé aujourd’hui (JAKAVI). Il y a d’autres chercheurs qui transfèrent à la clinique des tests diagnostiques ou des développements technologiques et la France occupe une bonne position dans le domaine des essais cliniques.
Quelle est la temporalité actuelle entre une découverte et son passage vers le patient, s’accélère-t-elle ?
La temporalité entre recherche et passage au patient reste longue – même si cela va plus vite pour les biomarqueurs
E.S : Elle peut être très longue. En 1990, la fondation ARC a soutenu la recherche fondamentale de Pierre Golstein, un chercheur qui travaillait à Marseille et qui a découvert à la surface des lymphocytes une molécule régulatrice qu’il a appelée CTLA4. En 2009 est apparu un anticorps anti-CTLA4 qui était la première immunothérapie anti-point de blocage immunitaire (immune checkpoint blocker) efficace dans le mélanome. Donc 25 ans de la découverte à l’application (comme dans le travail de Patrick Melhen). Mais ça va parfois plus vite et de plus en plus vite (par exemple 6 ans pour JAK2). Cette temporalité dépend du type de recherche et des résultats. Par exemple, pour les « biomarqueurs » cela facilite effectivement beaucoup le développement d’avoir une application thérapeutique derrière et globalement, le développement est beaucoup plus rapide que pour un médicament.
S’oriente-t-on vers une détection hyper spécialisée de tel ou tel cancers et leurs sous-types via des marqueurs très spécifiques ou vers des marqueurs généraux d’un cancer ?
Certains biomarqueurs ne servent aujourd’hui qu’au suivi
E.S. : Oui et non, il peut exister des marqueurs très spécifiques d’une tumeur rare mais pas tant que ca. Prenons l’exemple de la biopsie liquide cherchant de l’ADN muté. Une même mutation génique peut être trouvée dans des tumeurs très différentes, par exemple une mutation de TP53 peut etre trouvée dans presque toutes les tumeurs. Si vous trouvez un ADN muté TP53 chez quelqu’un qui ne se plaint de rien, comment trouver la tumeur ? que lui dire ? c’est pour cela que ce type de biopsie liquide est pour l’instant plus adaptée au suivi qu’au dépistage. A l’avenir, ce seront peut-être des combinaisons de tests qui aideront à localiser une tumeur donnée.
Ces avancées sont-elles encore boostées par des innovations technologiques ? Pouvez-vous citer quelques technologies qui ont marqué un virage récent dans les capacités à trouver de nouvelles pistes ?
Les innovations technologiques accompagnent les découvertes – l’exemple de la génomique est un des virages récents
E.S. : Oui sans aucun doute et les progrès de la biologie des omiques et maintenant de l’AI, de la chirurgie robotisée, des nouveaux irradiateurs etc… sont des apports considérables. Un des virages les plus marquants selon moi c’est celui dela génomique – premier génome complet en 2003 avec un hangar d’ordinateurs, aujourd’hui en 24 heures avec un appareil de paillasse. Mais beaucoup d’autres développements en imagerie, en thérapie cellulaire (générer des CAR-T cells, des vaccins thérapeutiques personnalisés à base d’ARN etc…) ouvrent de nombreuses nouvelles perspectives de lutte contre le cancer.
La recherche va de plus en plus loin dans la détection précoce voire l’évaluation du sur-risque de développer un cancer (ex : recherche des gènes BRCA1 ou 2 pour les cancers du sein) : quelles pistes pour gérer l’aspect éthique et psychologique de telles détections ?
La gestion des questions éthiques passent par l’implication des citoyens et des patients
E.S. :C’est un sujet très vaste, pas encore très bien maîtrisé et c’est normal, il va évoluer avec le temps, on est en train d’apprendre – la meilleure piste : ne pas régler ça entre chercheurs ou entre médecins mais avec les patients et les citoyens, il est essentiel de maintenir un dialogue pour faire comprendre les propositions : la vaccination HPV pour lutter contre le cancer du col de l’utérus et les cancers ORL est un cas d’école.
Comment l’annoncer au patient, comment le patient peut-il vivre avec cette épée de Damoclès surtout si ces détections se développent pour de très nombreuses maladies dont les cancers ?
Ces questions sont devant nous, nous apprenons à les gérer en marchant
E.S. : Quand on n’a pas de solution derrière, c’est extrêmement compliqué, les onco-généticiens y réfléchissent et développent des démarches qui s’efforcent d’être basées sur un consensus après dialogue. Mais, comme on se dirige vers cette médecine prédictive et personnalisée, nous allons peut-être, collectivement et individuellement, apprendre à mieux accepter de connaître son profil de risque…. Cependant, il reste beaucoup de questions autour de ce nouvel état : gestion psychologique, éthique mais aussi pratique par exemple pour les assurances.
Le Pr. Eric Solary est médecin-chercheur, professeur d’hématologie à la faculté de médecine de l’Université Paris-Saclay. Il fut notamment directeur de la recherche de l’institut Gustave Roussy de 2011 à 2020 et administrateur et président du Conseil scientifique de la Fondation ARC pour la recherche sur le cancer (2012-2022).
Les révolutions de la recherche sur le cancer, nouvelle édition
La fondation Arc a actualisé et réédité son ouvrage sur l’évolution et les progrès sur la recherche sur les cancers. Le pilotage de la rédaction de cet ouvrage a été assuré par Eric Solary. L’ouvrage est téléchargeable gratuitement sur le site de la Fondation ARC depuis le dimanche 4 février 2024. Il contient 6 chapitres :
Chapitre 1 : la prévention se réinvente
Chapitre 2 : les nouveaux outils du diagnostic précoce
Chapitre 3 : âge et cancer, mieux comprendre une relation ambiguë
Chapitre 4 : des traitements de plus en plus variés et ciblés
Chapitre 6 : la qualité de vie