L’analyse de microbiotes, entre impatience et rigueur scientifique

C’est le dernier organe découvert. Il aura fallu attendre 1996 et les travaux de Paul Eckburg, de l’université américaine Stanford, pour mesurer l’importance, en diversité d’abord, de celui qu’on appelait jusque-là la flore intestinale. « Le microbiote est un sujet récent, cela ne fait qu’une vingtaine d’années qu’on s’y intéresse, en particulier grâce à l’avènement de la biologie moléculaire », souligne Benoît Chassaing, qui dirige le laboratoire Interactions Microbiote- Hôte de l’Institut Pasteur, à Paris. La diversité et le nombre de ces microbes installés dans un organisme sain mettent en évidence l’importance de cette symbiose. Et comme il contient 150 fois plus d’information génétique que le génome humain, son rôle dans la survenue des maladies et donc son potentiel thérapeutique ont rapidement été explorés.

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Benoît Chassaing, microbiologiste, dirige le laboratoire Interactions Microbiote-Hôte de l’Institut Pasteur, à Paris.

La composition et le « volume » du microbiote varient d’un site à l’autre. Avec une masse de 1 à 5 kg selon les sujets, soit le poids d’un cerveau adulte, le microbiote intestinal est considéré comme le plus important pour la santé humaine. Il assure de nombreuses fonctions physiologiques, comme la digestion de certains aliments (les fibres alimentaires, par exemple), la protection contre les pathogènes, le contrôle de la réponse immunitaire et la synthèse de vitamines.

Généralement, le microbiote intestinal se compose de 6 phyla : des Bacillota, des Bacteroidota, des Actinomycetota, des Pseudomonadota, des Fusobacteriota et des Verrucomicrobia. On y trouve aussi des champignons – Candida, Saccharomyces, Malassezia ou Cladosporium – ainsi que des virus, des phages et des archées comme Methanobrevibacter smithii. Cependant, au-delà de ces généralités, il est très difficile de décrire un microbiote « normal ».

Référencer le normal

Julien Scanzi, gastroentérologue du centre hospitalier de Thiers et spécialiste du microbiote, l’explique ainsi : « Il n’existe pas de population moyenne saine. On peut avoir un microbiote déséquilibré et être en bonne santé. » Pour Maxime Pichon, microbiologiste au CHU de Poitiers et signataire d’une tribune mettant en garde sur la pertinence clinique des tests sur le microbiote fécal1, « afin d’identifier le microbiote normal, nous avons besoin de cohortes comparables et parfaitement caractérisées. C’est un travail qui est en cours en Europe grâce à plusieurs initiatives. »

Il existe pourtant des corrélations avec des situations pathologiques, selon Julien Scanzi : « Une baisse de la diversité est plutôt corrélée à une moins bonne santé, aux maladies chroniques. » De là à faire des analyses individuelles, nous n’en sommes pas là, pour Benoît Chassaing : « Nous savons identifier une dysbiose en comparant une cohorte de patients sains à une cohorte de malades, par exemple souffrant de maladies inflammatoires chroniques de l’intestin, mais cela reste dans le cadre d’une cohorte… Si j’analyse mon propre microbiote, je serai bien incapable de dire si celui-ci est sain ou non. Les données d’une cohorte ne veulent rien dire à l’échelle individuelle, car il existe trop de variabilité dans la composition des microbiotes. »

Une offre commerciale controversée

Pourtant, il existe une offre de séquençage complet (métagénomique) ou de l’ARN codant le ribosome 16S (ADNr 16S) à partir d’autoprélèvements fécaux en dehors de toute indication validée. Maxime Pichon est parfois contacté par des patients ayant acheté ce type de test. Il raconte : « Ils ne savent pas lire leurs résultats. J’ai même vu, une fois, une patiente ayant reçu un listing de plusieurs dizaines de pages en guise de résultats… Il s’agit de personnes en errance thérapeutique, même si elles ont souvent été prises en charge. Elles sont parfois en désaccord avec les médecins, comme ce parent cherchant à soigner l’autisme de son fils ou ce patient souffrant d’addiction espérant réduire son risque de rechute par un rééquilibrage alimentaire ciblé sur son microbiote… En réalité, nous n’en sommes pas là. Nous ignorons encore si un profil est responsable des symptômes ou en est la conséquence, et encore plus quelles thérapeutiques peuvent corriger cela.  »

Si des marqueurs ont été identifiés pour des pathologies, ils n’ont pas démontré leur supériorité vis-à-vis des tests disponibles. Julien Scanzi précise ainsi : « Un enrichissement du microbiote en Fusobacterium nucleatum constitue une anomalie spécifique du cancer colorectal. Cela dit, il est toujours plus intéressant d’aller rechercher du sang dans les selles. »2 Des résultats préliminaires prometteurs ont aussi été publiés pour le diagnostic de la fibromyalgie3. « Pour le moment, nous sommes toujours très en amont de la routine clinique, mais d’ici la fin de la décennie, on aura surement des applications validées », résume Maxime Pichon. Parmi les premières applications validées, on peut citer les tests pronostiques pour les maladies inflammatoires digestives ou des tests de stratification des patients en fonction de leurs chances de répondre aux immunothérapies anticancers (voir cet article). Les capacités de calcul et d’analyse offertes par les intelligences artificielles pourraient aussi changer la donne (voir encadré ci-dessous).

Ce qu’on attend des algorithmes

La recherche sur le microbiote se caractérise par une très grande masse de données, d’une grande variabilité. L’interprétation est un challenge qui rend aujourd’hui leur opérabilité clinique inefficiente. Pour le gastroentérologue Julien Scanzi, « Le “game changer”, qui permettra de passer des fausses promesses à un vrai intérêt clinique, ce sera l’intelligence artificielle. » Maxime Pichon acquiesce : « Je mets beaucoup d’espoirs dans les analyses de big data, mais il faut des cohortes standardisées… Pour l’instant le problème, ce sont les données. » Les modèles de machine learning ou de deep learning proposent des associations fortes, mais, en absence d’explication mécanistique, leur robustesse peut être mise en défaut. La connaissance des phénomènes biologiques est indispensable pour contrôler les facteurs confondants à une association statistique. L’accumulation de nouvelles données, de mieux en mieux annotées et d’une qualité croissante, devrait permettre de résoudre ces problèmes. Les algorithmes d’intelligence artificielle permettront alors de passer de l’échelle des populations à l’échelle individuelle, et donc clinique.

De l’importance du préanalytique

Afin de finaliser le développement de ces stratégies cliniques, il faut réduire les sources de variabilité, et donc établir une norme préanalytique du séquençage de l’ADNr 16S et de séquençage profond du microbiote (métagénomes). Maxime Pichon le confirme : « L’analyse du microbiote, ce n’est pas comme la biologie moléculaire ou la biochimie : il n’existe pas, pour le moment, de référentiel opposable. »

Hubert Vidal, qui dirige le laboratoire Cardiovasculaire, Métabolisme, Diabète et Nutrition (CarMeN) à l’université de Lyon, insiste : « Il est important de réfléchir à la manière dont les selles vont être prélevées et conditionnées, à la fois pour le séquençage et pour l’analyse méta- bolomique (lire interview p. 21). Pour cette dernière, on travaille sur les eaux fécales, et pour le microbiote pulmonaire, il existe des protocoles pour faire des prélèvements d’air expiré en routine. »

Une étude de 2017 menée aux États-Unis par le Microbiome Quality Control Consortium montre la grande variabilité des résultats, tant à cause des protocoles d’extraction que des protocoles de traitements bioinformatiques entre 15 centres différents4. « Nous avons constaté que chaque étape du protocole microbiome, y compris l’environnement de manipulation des échantillons, l’extraction de l’ADN et le traitement bioinformatique, a le potentiel d’introduire des variations d’une ampleur comparable à celle des différences bio- logiques », concluent les auteurs. Des résultats similaires ont été obtenus en Europe5.

Ainsi, la préparation de l’échantillon est cruciale. « Les espèces intéressantes ne sont pas sensibles aux mêmes modes de conservation », insiste Maxime Pichon. Julien Scanzi approuve : « Il existe une grande différence entre des selles fraiches et des selles de 48 heures. Dans l’idéal, on ferait le prélèvement au lit du malade. » La biologie médicale en ville nécessite donc des conservateurs et des protocoles très normés.

Maxime Pichon a développé son propre protocole. « J’utilise un milieu de lyse qui permet de préserver les acides nucléiques (ADN) en réduisant le risque infectieux, comme des tampons de prélyse. Je n’utilise pas de kits commerciaux, j’ai des protocoles maison, publiés pour l’extraction par bille magnétique, puis sur colonne avant du gène d’intérêt », précise le spécialiste. Reste la question de la région à amplifier. « Je fais une PCR fusion maison des régions V1 à V3 (des régions variables du 16S), même si le consensus industriel est V3-V4. J’ai fait ma thèse sur le microbiote respiratoire et j’ai gardé le même protocole. Cela fonctionne pour étudier le microbiote intestinal, mais ce ne serait pas assez discriminant pour le microbiote vaginal. Les différents microbiotes ont des optimums différents. Dans l’idéal, nous aurions des protocoles d’amplification différents pour chaque type de microbiote. »

Cet enjeu de standardisation a mobilisé plusieurs équipes à travers le monde. En 2021, le consortium européen SPIDIA4P, coordonné par Quiagen, a proposé le référentiel CEN/TS 17626:2021. Les chercheurs du Human Microbiome Research Institute, du Cedars Cinai, ont aussi proposé un guide de bonnes pratiques. En France, plusieurs équipes préparent des recommandations, y compris la Société Française de Microbiologie (SFM).

Choisir son jeu de données

Enfin, les avis divergent quant au type d’analyse qui se fera une place en routine clinique. Certains prônent la sobriété de l’analyse de la séquence de l’ADNr 16S ; d’autres plébiscitent la puissance du métagénome, l’ensemble des séquences génomiques des microorganismes qui composent le microbiote. Étienne Formstecher, cofondateur de GMT, une entreprise qui développe de tels tests, résume la situation ainsi : « Il est souvent admis qu’on fait de la métagénomique pour la R&D, mais que ce n’est pas possible en clinique. » D’autant que la disponibilité des séquenceurs à haut débit est encore limitée en France. Cela pourrait cependant changer rapidement avec le déploiement de nouveaux séquenceurs en Europe. « Nous y croyons. On s’engage sur un rendu des résultats en 10 jours ouvrés, annonce le chef d’entreprise qui développe un algorithme propriétaire d’analyse des données métagénomiques. Par rapport à l’ADNr 16S, notre valeur ajoutée, c’est la standardisation et la robustesse. » De son côté, Maxime Pichon estime : « L’avantage du 16S, c’est son cout dérisoire en comparaison de la métagénomique complète. Il ne montre que les bactéries, mais on s’épargne ainsi la bioinformatique complexe de la métagénomique. »

Il va falloir attendre encore quelques années avant de savoir si l’une de ces approches aura raison de l’autre pour les premiers tests à être validés sur le marché selon ses atouts économiques ou sa pertinence pour le service médical rendu.

À quoi ressemble le microbiote français ?

C’est la question à laquelle le projet de sciences participatives French Gut tente de répondre. Lancé par l’équipe MetaGenoPolis de l’Inrae, en partenariat avec l’AP-HP, ce projet est le pendant français du Million Microbiome of Humans Project qui vise à collecter un million d’échantillons microbiens provenant notamment des intestins, de la bouche, de la peau et de l’appareil reproducteur. Il s’agit ainsi d’établir une référence du microbiote d’une personne en bonne santé en fonction de paramètres physiologiques (âge, poids, genre, etc.) ou nutritionnels. Le French Gut ambitionne de collecter et séquencer 100 000 microbiotes d’ici 2027. Plus de 20 000 personnes se sont d’ores et déjà portées volontaires.

Références

  1. https://www.lemonde.fr/sciences/article/2023/10/03/tests-de-microbiote-fecal-le-desequilibre-observe-chez-un-individu-ne-peut-pas-etre-extrapole-a-d-autres_6192191_1650684.html
  2. https://www.nature.com/articles/s41586-024-07182-w
  3. https://journals.lww.com/pain/abstract/2023/02000/altered_serum_bile_acid_profile_in_fibromyalgia_is.9.aspx
  4. Sinha, et al., Nat Biotechnol. 2017 Nov;35:1077-1086. https://doi.org/10.1038/nbt.3981.
  5. Costea, et al., Nat Biotechnol. 2017 Nov;35:1069-1076. https://doi.org/10.1038/nbt.3960.